Il y a un mois, la Mauritanie perdait une étoile qui aura brillé, neuf décennies durant, au firmament de son ciel artistique. Elle aura enchanté cœurs et âmes sahariens bien au-delà des frontières du pays des mille et un poètes. Portrait.
À l’aube d’un centenaire d’existence, un monument du monde artistique et culturel mauritanien s’est éteint le 26 septembre 2019 à Nouakchott. La traditionnelle prière précédant les funérailles a été guidée par le ministre mauritanien des Affaires islamiques. Elle a rassemblé, au-delà des clivages, toutes les élites politiques et culturelles du pays. Le rassemblement a valeur de symbole ; c’est un hommage national au regretté vétéran Sidaty ould Abba, l’auteur du tout premier hymne national du pays qu’il avait composé et chanté pour l’indépendance de la toute jeune République Islamique de Mauritanie, en 1960.
C’est tout le monde artistique mauritanien qui est en deuil, touché par la perte de son principal pivot depuis au moins cinquante ans. La chanteuse Noura mint Seymali, qui a des liens familiaux avec l’illustre disparu, s’est dite « profondément éplorée » à l’annonce de la nouvelle. Elle considère ce décès comme « une perte immense pour la famille de la musique mauritanienne ».
Quand l’histoire accouche d’un surdoué
Sidaty Ould Abba est loin de surgir de néant. Sa naissance est située autour de 1926. Il est l’arrière-petit-fils (au sixième degré) de Saddoum ould Amar Taleb ould Hassoun, plus connu sous le nom de « Saddoum ould N’djartou » (1710-1812). Le père de ce dernier, originaire de Colomb Bechar, était un Chaamba (groupes arabes installés dans le saharien algérien) qui s’établit, au début du XVIIIe siècle, auprès de la tribu des Aoulad M’bareck, suzeraine dans l’extrême est mauritanien. La particule « Ould N’djartou » est une référence à sa nourrice, d’origine bambara. Saddoum est un personnage clé (pour ne pas dire fondateur) de la musique maure. Une importante lignée de griots mauritaniens se rattache à lui. Cet ancêtre de Sidaty ould Abba est également le créateur de la notion de T’heydine : la poésie propre à l’épopée. Ould N’djartou ira s’établir chez les puissants Idaouich, souverains-suzerains de l’Émirat mauritanien du Tagant. Cette chaîne permet de mieux saisir l’héritage de la famille Ahl Abba (les descendants d’Abba), dont provient Sidaty. Elle est issue d’une ramification (de racine Chaamba), ayant transité par plusieurs tribus sahariennes (Aoulad M’bareck, Aoulad Nasr, Idaouich) avant de se fondre chez les « El Kanata » (Les Kountas), qui sont des nomades transhumant autour des villages de Rachid et N’beyka, non loin de la ville ancienne de Tidjikja (fondée en 1660), la capitale régionale du Tagant.
« Nous sommes les héritiers de ce long parcours, fait de jeux d’influences avec les différentes souverainetés, auprès desquelles nos aïeuls ont joué un rôle culturel et artistique intimement lié à la vie sociale et politique des tribus » explique Ahmed ould Abba, fils cadet de Sidaty. Ce dernier a conservé de son père la chaleur humaine, l’humilité et le sourire permanent. Mais encore l’érudition et le goût pour la musique savante maure.
Comme tout bon griot, Sidaty ould Abba va baigner, dès son plus jeune âge, dans une atmosphère familiale où l’ambiance créatrice est foisonnante. De cette source, il va puiser un savoir et un talent inédits. « Dans la galaxie des écoles musicales mauritaniennes, il y a une école “’Ahl Abba”’ à part entière. Elle dérive de l’école Ahl N’djartou, dont provient également celle du Tagant », explique Dr. Mohamed ould Bouleïba ould Ghraab, chercheur et spécialiste de cet art. Érudit et mélomane, l’universitaire qui consacre beaucoup de son temps pour l’écoute et l’analyse de la musique précise : « Ces écoles ont toutes en commun les fameux trois modes obligatoires du concert classique maure ». Mais il y a une note « ’redondante »’, comme un fil rouge, qui est propre aux Ahl Abba, et qui permet de les distinguer « rien qu’à l’écoute d’une partition instrumentale, sans chant et sans même avoir reconnu le musicien à l’œuvre ».
De cette école « Ahl Abba », le jeune Sidaty reçoit de son père Elva ould Abba, éminent auteur et compositeur, le maniement de la Tidinit (luth comparable au ngoni malien ou au xalam sénégalais). Il tient de sa mère Garmi mint Zeml, le timbre d’une voix très fameuse qui a traversé les sommets du Tagant avant d’habiter la gorge du petit génie. « A 8 ans, la famille découvre un surdoué de la Tidinit et à 15, Sidaty se distingue lors des lectures coraniques avec une voix qui se détache nettement des celles des autres enfants » raconte Ahmed.
Son éducation religieuse et musicale terminée, le jeune Sidaty, pour parachever entièrement sa formation de virtuose, commence à accompagner son père, physiquement et musicalement parlant, notamment aux cours d’innombrables pérégrinations dans les régions émirales voisines. Il émerge assez vite. Et sa musique conquiert les cœurs des seigneurs tribaux et les oreilles nomades. Sidaty ira notamment, à maintes reprises, dans l’Adrar mauritanien. « Le griot a une tribu et un émirat d’attache, mais il n’a pas de frontières », souligne Ahmed. Il fera lui-même son premier grand voyage, en 1971 – il n’a a lors que dix ans — avec son père dans le Sud algérien. Celui-ci va renouer, alors, avec ses cousins lointains, avec lesquels il partage les aïeux Chaamba, lui ouvrant ainsi les portes outre-sahariennes.
Premier enregistrement de Sidaty : Hymne Nationa
La bande sonore des années d’indépendance
C’est en arrivant, à la fin des années 50, dans la capitale mauritanienne, que la carrière de Sidaty va réellement prendre son envol. Son arrivée coïncide avec l’indépendance du pays, en 1960. À Nouakchott, sa demeure deviendra vite un carrefour pour les artistes, les mélomanes et les féeries du bon temps, de la poésie et de la musique. Une partie d’un quartier de la toute jeune capitale portera le nom de « Medina’t Sidaty » (« l’îlot de Sidaty »), en hommage à cet homme dont l’élégance, la prestance et la générosité sont unanimement évoquées par ceux qui l’ont connu. « La maison de Sidaty était une pléiade où la bonne humeur, la joie et la grâce étaient de l’atmosphère. On y composait, chantait et jouait jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, tous les jours », se souvient Moctar ould Maghlah. Cet auteur et proche de la famille finalise une traduction d’un recueil de poésie (« Les Amours », à paraître aux Éditions Alfabarre), qui contient un poème de Sidaty. Il y chante son amour pour son épouse Mounina :
Mon âme avait juré,
ô Seigneur Généreux
De ne plus citer Mounina Si Volontiers
Mais il est apparu que depuis
Avant-hier
Elle ne fait que répéter « Mounina »
« Mounina ! »
Après avoir mis en chanson l’hymne national du pays, il composera un autre titre pour la nouvelle monnaie mauritanienne : l’Ouguiya. Les deux compositions resteront les plus fameuses de l’époque et de son œuvre. Sidaty ould abba devient la star de la Mauritanie postcoloniale. Sa musique résonne sur les ondes de la Radio Nationale. Elle va faire rêver des milliers de Sahariens accrochés à leurs petits postes, souvent tard le soir, dans le calme et l’intimité des campements nomades, éclairés par la lueur lunaire, éloignés des sonorités urbaines qui indisposent l’esprit, asphyxient le cœur et irritent le corps. Une voix particulière et pénétrante, dont la saveur n’a d’égal que le silence harmonieux du temps qui passe, tout en étant comme suspendu. « Peu avant 22 heures, tous les soirs, c’était le moment où beaucoup des voisins se regroupaient sous notre toit, où il y avait le seul poste radio des environs ; personne ne voulait rater ce moment pour le plaisir d’entendre Sidaty, dont la musique était diffusée depuis Nouakchott», se remémore Idoumou, l’écrivain mauritanien, auteur, entre autres, du « Fou d’Izziwane » (Ed. LC – 2017), roman qui a pour cadre la région du Tagant, dont Sidaty est justement originaire. Portée par les ondes hertziennes, la voix de ce dernier a largement dépassé les frontières, pour s’inviter dans les cœurs, d’El-Aioun, au Sahara occidental, à Tombouctou…
Sidaty à la guitare sèche
Sidaty ould Abba est resté, toute sa vie, attaché à l’approche savante et classique de la musique mauritanienne. Il y a introduit la guitare sèche au tournant des années 1970, mais avec une certaine touche, tellement fine, qu’elle n’a point vraiment heurté, ni même altéré la couleur originelle de cet art. Le génie du maître était aux commandes de ses doigts d’or. En tant que père, Sidaty a su transmettre l’esprit de son art, notamment à sa fille aînée, la célébrissime Diva de la musique maure Dimi mint Abba, hélas très tôt disparue (2011). Et aujourd’hui, c’est la benjamine de la famille, Garmi mint Abba, à la voix incomparablement charmante et succulente qui est « la dernière » gardienne — avec d’autres artistes du pays —de ce long et prestigieux héritage légué par le vieux griot. Sidaty s’est éteint, mais son héritage inestimable reste bien vivant, pour le plus grand plaisir des cœurs sahariens, mais aussi pour l’humanité tout entière.
Sidaty avec sa fille Garmi